EDA GARDEN : une contrepĂšterie bulgare ?
Une composition musicale aboutie rĂ©sulte toujours dâun Ă©quilibre entre :
â des Ă©lĂ©ments connus qui donnent des points de repĂšre Ă lâauditeur et confĂšrent Ă la musique sa lisibilitĂ©
â une mise en forme de ces Ă©lĂ©ments plus ou moins imprĂ©visible, inhabituelle qui va surprendre et Ă©veiller lâattention de lâauditeur et parler Ă son imaginaire.
Certaines compositions dâErik Satie illustrent cela de façon lumineuse. Câest le cas, par exemple, de deux de ses Ćuvres les plus connues : la Gnossienne #1 et la GymnopĂ©die #1.
Observons les modes utilisés par le compositeur :
Le début de la Gnossienne #1 
est construit sur le mode suivant :
Bien que dĂ©veloppĂ©e sur un accord de Fa mineur, et Ă©crite en Fa mineur (4 bĂ©mols Ă la clĂ©), cette gamme contient les mĂȘmes notes que la gamme de Do mineur. 
Le mode choisi correspond donc au IVÚ degré de la gamme mineure.
Prenons maintenant les premiÚres mesures de la Gymnopédie #1
Ici, lâarmure indique une tonalitĂ© de RĂ© majeur (2 diĂšses Ă la clĂ©), Mais, lĂ encore, cette composition nâest pas tonale. Lâharmonie alterne des accords de Sol majeur et de RĂ© majeur, sans que lâon puisse dĂ©cider dâune tonique dĂ©finie.
On peut considérer que le mode utilisé est celui de Ré majeur ou celui de Sol Lydien (IVÚ degré de la gamme de Ré majeur). 
Dans les 2 cas le compositeur joue sur les ambiguïtés entre IVÚ et 1er degré.
Cette dĂ©marche fonctionne dâautant mieux que :
âle mode majeur produit des accords majeurs sur le Ier comme sur le IVĂš degrĂ©
âle mode mineur produit des accords mineurs sur le Ier comme sur le IVĂš degrĂ©
Cette Ă©quivoque entre 1er et IVĂš degrĂ© produit un effet de flottement, de suspension, de clair obscur, qui stimule lâimagination de lâauditeur.
Pourtant, lâĂ©criture est dĂ©pouillĂ©e, sans aucun artifice technique. Mais lâart du compositeur nâen est que plus Ă©vident.
La Fleur Inverse (sur Youtube, version audio intĂ©grale, composition extraite de mon dernier Cd French Keys) est un thĂšme modal construit autour dâune couleur mineure (La mineur pour le thĂšme principal), et utilisant diverses extensions.


EST-CE VRAIMENT UNE RUMBA ?
Quelques éclaircissements :

Dans cette composition de Ravi Shankar, interprĂ©tĂ©e avec Yehudi Menuhin, le mode utilisĂ© utilise des notes diffĂ©rentes dans sa version ascendante et sa version descendante. Dans cette derniĂšre, la 6te peut ĂȘtre majeure ou mineure :

Voici le thĂšme principal (video : 0â14) : https://youtu.be/GiW_biJW6SA

Lâextrait suivant (3â10) est un dialogue dans lequel chaque reprise est jouĂ©e alternativement par le sitar puis par le violon. Il montre bien comment la gamme est dĂ©veloppĂ©e mĂ©lodiquement et rythmiquement.

Voici un court tihai jouĂ© dans les dĂ©buts (1â13) :

Les trois rĂ©pĂ©titions dâun tihai peuvent parfois faire lâobjet de lĂ©gĂšres variantes, au lieu de 3 rĂ©pĂ©titions identiques. Dans celui-ci, la 3Ăš rĂ©pĂ©tition est plus longue dâun temps.

Ăcoutez par exemple  celui qui conclut ce duo (9’52 ).

Pourquoi le 2Ăš secret ?
Tout simplement parce quâil faut rester modeste. Le premier secret gardera toujours sa part de mystĂšre. Câest ce qui fait son charme et il ne faut pas chercher Ă le dĂ©voiler. Le surgissement dâune idĂ©e est un phĂ©nomĂšne qui rĂ©sistera toujours Ă lâanalyse. Les meilleures idĂ©es viennent le plus souvent lorsquâon ne sây attend pas, lorsque une intuition subite court-circuite la volontĂ© et les mĂ©canismes mentaux.

Quel peut ĂȘtre alors le rĂŽle de lâintellect ou dâune dĂ©marche volontaire et organisĂ©e dans lâattitude du crĂ©ateur?
La rĂ©ponse est toute simple et pourtant, souvent mal comprise. Car, si la crĂ©ation nâest pas une construction artificielle du mental mais la vision globale dâune idĂ©e nouvelle, en revanche lâintellect et la volontĂ© peuvent crĂ©er des conditions favorables au surgissement des idĂ©es.
On peut envisager leur rĂŽle sous deux angles :
â aider Ă sortir des sentiers battus. Sans lâintervention de la volontĂ©, sans dĂ©marche intellectuelle dĂ©finie, les idĂ©es auront du mal Ă se renouveler. Au bout dâun certain temps, on tourne en rond. Dans ce cas, choisir une contrainte que lâon se fixe peut aider Ă Ă©viter ces impasses.
â le crĂ©ateur utilise un langage spĂ©cifique, quâil soit musicien, plasticien, Ă©crivain ou autre. Ce langage a ses caractĂ©ristiques, ses rĂšgles propres que lâon considĂšre souvent comme fixes. En rĂ©alitĂ© tout langage Ă©volue au fil du temps et plus particuliĂšrement sous lâimpulsion des crĂ©ateurs. Donc il est important de comprendre le fonctionnement du langage que lâon utilise, de le maĂźtriser dâabord, mais ensuite de savoir parfois violer certaines de ses rĂšgles.
Il y a donc dans la crĂ©ation deux attitudes opposĂ©es : lâune centrĂ©e sur lâintuition et la disponibilitĂ© d’esprit, lâautre qui utilise la volontĂ© et lâintellect pour dĂ©finir une dĂ©marche qui vise Ă se dĂ©conditionner des habitudes.
Câest de lâinteraction de ces deux attitudes que naissent les conditions favorables Ă la crĂ©ation. Selon la situation il faut savoir favoriser lâune ou lâautre. Câest lĂ que se situe lâart du crĂ©ateur.

De plus, comme dans le cĂ©lĂšbre symbole Yin Yang , ces deux attitudes sont Ă©troitement imbriquĂ©es et chacune dâentre elles contient lâautre en germe :
â lâintellect peut diriger lâesprit vers un terrain favorable Ă lâĂ©closion de nouvelles idĂ©es,
â le choix dâune dĂ©marche intellectuelle organisĂ©e se fait souvent sous lâeffet dâune intuition.
On comprend que chacune de ces attitudes nâest rien sans lâautre. Lâintervention du crĂ©ateur consiste alors Ă jouer avec les infinies possibilitĂ©s offertes par ce jeu de miroirs.

La technique indienne des tihais peut parfaitement ĂȘtre utilisĂ©e dans d’autres contextes que la musique indienne.
Rappel : un tihai est une figure (rythmique ou mélodico-rythmique) qui est jouée 3 fois de suite, pour conclure une partie ou pour conclure un thÚme.
Jouer trois fois de suite une mĂȘme courte phrase attire immĂ©diatement l’attention d’un auditeur. Ce procĂ©dĂ© s’avĂšre souvent trĂšs utile pour ponctuer le discours musical, pour marquer la fin d’un thĂšme, d’une partie ou la fin du morceau. Si ce principe a une valeur quasi universelle, la culture indienne a developpĂ© cette pratique de façon trĂšs subtile. Mais il peut, bien sĂ»r, ĂȘtre appliquĂ© dans d’autres contextes.
En voici une illustration avec les derniÚres mesures de notre hymne national. Dans les deux derniÚres mesures, la note Sib (la tonique) est jouée trois fois, avec une toute petite variante (une double croche qui précÚde la derniÚre note).
C’est un exemple de tihai trĂšs Ă©lĂ©mentaire, mais qui est cohĂ©rent avec l’esprit de la composition.

Voici maintenant 2 variantes de la fin de la Marseillaise, qui auraient pu ĂȘtre Ă©crites par un musicien indien :
âDans la premiĂšre variante, la phrase rĂ©pĂ©tĂ©e se dĂ©cale par rapport Ă la mesure (pratique trĂšs courante dans la musique indienne).


Attention : il n’y a aucune dĂ©rision dans ces exemples ni aucune prĂ©tention Ă vouloir modifier la version originale ! Le style d’un tihai doit ĂȘtre cohĂ©rent avec ce qui prĂ©cĂšde.
En revanche ce blog vise à faire réfléchir sur la façon de conclure un thÚme, réflexion essentielle car la conclusion est la partie supposée précéder les applaudissements !