



Pourquoi French Keys ?
Keys signifie ClĂ©s, mais aussi Touches, en lâoccurrence les touches des claviers. En franglais on pourrait traduire ce titre par French Touches đ
Plus sérieusement, French Keys est une formation composée essentiellement de deux claviers, le vibraphone et le piano.
Pourquoi French ? Ce nâest pas une volontĂ© dĂ©libĂ©rĂ©e. Jâai jouĂ© des musiques trĂšs diverses, du jazz, beaucoup de musiques latines brĂ©siliennes ou cubaines, de la musique indienne, et je crois par ailleurs quâun musicien dâaujourdâhui se doit dâĂȘtre Ă lâĂ©coute des musiques du monde. Mais au fil de mes voyages, jâai pris conscience de la part que jouait la culture française dans ma sensibilitĂ© musicale. La musique que jâĂ©cris, si elle prend en compte toutes les expĂ©riences que jâai pu faire, sâexprime Ă travers le filtre de cette sensibilitĂ©.
Pourquoi ce duo ?
Câest lâaboutissement dâune collaboration avec Thierry Bonneaux longue dâune vingtaine dâannĂ©es. Je crois beaucoup Ă la valeur dâun travail suivi dans dans le temps. Avec Thierry, jâai eu la chance de pouvoir faire ce travail.
Une formation rĂ©duite permet dâespĂ©rer un maximum de cohĂ©sion. Plus les musiciens sont nombreux, plus grand est le risque que la musique sâĂ©parpille dans diffĂ©rentes directions. A moins, bien sĂ»r, dâavoir la chance de pouvoir rĂ©pĂ©ter suffisamment, ce qui est rarement possible aujourdâhui.
Par ailleurs, les instruments Ă clavier, le vibraphone comme le piano, peuvent se prĂȘter Ă diffĂ©rentes fonctions : mĂ©lodique, harmonique ou rythmique. En particulier, ils mettent parfaitement en valeur la composante rythmique de ma musique.
La réalisation de cet enregistrement a de plus impliqué Thierry Collin, lui aussi percussionniste. Et compositeur ! Il connaßt bien ma musique et il était la personne idéale pour jouer le rÎle de conseiller artistique.
Que propose lâalbum ?
Un ensemble de compositions instrumentales originales. La plupart sont des duos piano-vibraphone, mais il y a aussi des solos de piano, de vibraphone ou de percussion. Dans mon esprit ce sont des « chansons instrumentales », dâune durĂ©e qui dĂ©passe rarement les 4â, et qui sont construites autour dâune idĂ©e mĂ©lodique.
Ton approche de la composition ?
Je suis issu du jazz. Ma maniĂšre de composer est basĂ©e, au dĂ©part, sur la spontanĂ©itĂ©. Mais si lâintuition prime au dĂ©part, il y a ensuite un travail dâĂ©criture et de maturation qui est plus dĂ©veloppĂ© que ce qui se pratique habituellement dans le jazz. LâĂ©criture est plus prĂ©cise et se rapproche de celle de la musique de chambre. Il y a cependant une part dâimprovisation. Celle-ci nâest pas une finalitĂ© mais plutĂŽt une ressource pour apporter plus de vie Ă lâinterprĂ©tation.
Le travail fait en amont est issu de ma pratique du jazz. Il repose sur lâidĂ©e, courante chez les les improvisateurs, que pour faire preuve de spontanĂ©itĂ©, il faut auparavant maĂźtriser parfaitement le langage que lâon utilise. Mon approche vise Ă garder cet esprit, mais en donnant des prolongements au langage usuel du jazz, dans le domaine du rythme ou dans lâutilisation de modes, par exemple.
Quelques mots sur ton itinéraire ?
Jâai dĂ©butĂ© trĂšs jeune comme pianiste professionnel ce qui suppose de savoir jouer tout ce quâon vous demande. Puis je me suis ouvert au jazz et, petit Ă petit, Ă toutes les musiques que jâavais lâoccasion de pratiquer. Jâai jouĂ© beaucoup de musique brĂ©silienne, jâai appris Ă jouer la musique cubaine, jâai eu lâoccasion de jouer avec des musiciens africains, et jâai collaborĂ© longtemps avec Trilok Gurtu, qui est un percussionniste dâorigine indienne. Avec lui jâai enregistrĂ© de nombreux disques et jouĂ© dans le monde entier.
Mais mon itinĂ©raire de compositeur est distinct de ces expĂ©riences professionnelles. Il a dĂ©butĂ© lorsque jâai pris conscience que la crĂ©ation est avant tout une expĂ©rience intĂ©rieure qui exige une grande intĂ©gritĂ© vis-Ă -vis de soi-mĂȘme. Câest sur cette base que se construit peu Ă peu lâunivers dâun compositeur. Voila plus de 36 ans, depuis le premier disque paru sous mon nom en 1982, que je creuse ce sillon.
A qui sâadresse cette musique ?
Ce nâest pas une musique qui vise un public conditionnĂ© par les stĂ©rĂ©otypes commerciaux habituels. Elle sâadresse tout simplement aux gens qui aiment Ă©couter de la musique et qui ont envie de dĂ©couvrir de nouvelles choses.
Câest bien sĂ»r une musique qui sâadresse aux Ă©motions, mais je me suis souvent laissĂ© dire quâelle avait la capacitĂ© Ă susciter des images chez lâauditeur. Je crois que la musique peut-ĂȘtre un langage bien plus subtil quâon ne le pense gĂ©nĂ©ralement. Elle est, en particulier, une nourriture essentielle pour lâimaginaire.
Est-ce une musique simple ou difficile ?
Lorsquâon me dit que ma musique semble simple, je le prends comme un compliment. En rĂ©alitĂ© elle est plus complexe quâelle nâen a lâair. Mais notre but est quâelle paraisse simple Ă lâĂ©coute.
Je cherche en premier lieu la lisibilitĂ©. Câest cette qualitĂ© qui, Ă lâaudition, peut donner lâillusion de la simplicitĂ©. Atteindre cet objectif demande de se donner du temps pour la maturation dâune composition et pour trouver la justesse lors de lâinterprĂ©tation. Dans cette optique, lâart du compositeur demande souvent de savoir manier la gomme đ

DâoĂč te viennent les idĂ©es ?
Par dĂ©finition, les meilleures idĂ©es sont celles qui surprennent le compositeur đ donc leur origine gardera toujours une part de mystĂšre. Câest ce qui rend la composition si fascinante.
Mais, dans une certaine mesure, on peut favoriser la venue des idĂ©es . Câest lĂ tout le sens du travail dâun compositeur.
Ce dernier sâappuie sur deux qualitĂ©s opposĂ©es :
âla capacitĂ© Ă susciter et Ă saisir des idĂ©es et des sensations qui peuvent ĂȘtre fugitives,
âune rĂ©flexion formelle autour du langage utilisĂ©.
Dans le processus de composition, ces deux points sont Ă©troitement liĂ©s et interagissent constamment. Le compositeur sollicite tantĂŽt lâun tantĂŽt lâautre, Ă la façon dont un conducteur utilise tantĂŽt lâaccĂ©lĂ©rateur tantĂŽt le frein.
Pour toi, quâest ce quâune « musique dâaujourdâhui » ?
Depuis la nuit des temps, la musique est un langage qui consiste à conjuguer mélodie et rythmes, pour ensuite les colorer éventuellement par des ornements, par des harmonies ou par un choix de timbres spécifiques. A partir de cette base, les traditions musicales du monde donnent une idée de la diversité et la richesse des développements qui sont possibles.
La particularitĂ© du contexte actuel est un grand brassage culturel et social qui rend les communautĂ©s culturelles complexes, multiples, Ă©clatĂ©es. Il faut y ajouter la possibilitĂ© pour tout un chacun dâavoir facilement accĂšs Ă la plupart des musiques du monde.
Cela suppose pour le musicien dâaujourdâhui de sâinterroger sur les valeurs fondamentales de la musique et sur la façon dont elles sont dĂ©clinĂ©es dans diffĂ©rentes cultures, ainsi que sur la façon dont elles peuvent sâenrichir mutuellement.
Bien quâelles puissent ĂȘtre fascinantes, je ne pense pas que les nouvelles technologies, Ă©lectroniques, informatiques soient un facteur dĂ©cisif pour ce qui concerne la crĂ©ation dâune musique. Elles peuvent ĂȘtre importantes pour la rĂ©alisation et sont souvent cruciales pour la diffusion et influent souvent sur la maniĂšre dâexĂ©cuter la musique. En revanche, je ne pense pas quâelles jouent un rĂŽle essentiel pour la conception.
Quid de ton implication dans le domaine de la pédagogie ?
Cela a essentiellement consistĂ© Ă Ă©crire des livres sur des sujets qui, selon moi, nĂ©cessitaient dâĂȘtre prĂ©sentĂ©s avec clartĂ©. DĂšs 1979, mes premiers ouvrages traitaient du langage mĂ©lodico-harmonique utilisĂ© dans le jazz. A lâĂ©poque, il nâexistait que trĂšs peu de choses, et quasiment rien en français. Les choses ont beaucoup Ă©voluĂ© depuis et beaucoup dâouvrages et dâĂ©coles de jazz abordent aujourdâhui cet aspect.
En 1999 est paru Rythmes, qui visait Ă aider les musiciens Ă organiser leur travail dans ce domaine. On considĂ©rait alors souvent que ce domaine relevait des dons innĂ©s et quâil nây avait pas lieu de lâĂ©tudier. Heureusement les mentalitĂ©s ont changĂ©, et Rythmes en est aujourdâhui Ă sa 3Ăš Ă©dition. Cet ouvrage a eu un prolongement avec les Cahiers du Rythme Ă la vocation plus pratique.
Mais lâapproche du compositeur et celle du pĂ©dagogue sont distinctes. Un pĂ©dagogue va plutĂŽt enseigner des rĂšgles de base ou bien des techniques qui ont fait leur preuves. Un compositeur, au contraire, cherchera souvent Ă transgresser les rĂšgles et Ă aller au-delĂ de la pratique courante. Et comme lâa dit ce maĂźtre en transgression quâĂ©tait Frank Zappa « Pour pouvoir transgresser les rĂšgles, il faut auparavant bien les connaĂźtre ».
Avec lâ AbĂ©cĂ©daire de la Composition paru en 2014, le lien entre composition et pĂ©dagogie est plus apparent. Bien Ă©videmment cet ouvrage nâapprend pas Ă composer car la composition ne sâenseigne pas. Son but est simplement de donner des repĂšres au compositeur pour Ă lâaider Ă tracer sa route et Ă prendre conscience de toutes les problĂ©matiques quâil va rencontrer.
Dans ce livre, jâĂ©vite de mettre trop en avant certaines considĂ©rations qui me sont personnelles. Je me le permets en revanche dans mon blog, qui, pour lâessentiel, est centrĂ© autour du thĂšme de la composition.
Tu te dis issu du jazz. Quel est ton rapport avec ce milieu et avec cette musique?
Je suis venu Ă cette musique, trĂšs jeune, au tout dĂ©but des annĂ©es 70, grĂące Ă la rencontre avec des musiciens comme AndrĂ© Ceccarelli ou le bassiste Bunny Brunel. Nous Ă©tions tous fascinĂ©s par les musiciens qui gravitaient autour de Miles Davis. Cette Ă©poque a vu apparaitre un foisonnement extraordinaire de musiciens et de musiques. Cela sâest concrĂ©tisĂ© par un disque enregistrĂ© avec Bunny Brunel et AndrĂ© Ceccarelli, qui a bĂ©nĂ©ficiĂ© de la participation de Chick Corea. Suite Ă cela, jâai pu poursuivre une activitĂ© professionnelle dans le monde du jazz.
Mais quelle que soit la qualitĂ© de cette musique et de tous ces musiciens, jâai pris conscience que jâĂ©tais plus dans lâimitation que dans la vĂ©ritable crĂ©ation. Il est difficile dâexpliquer cette prise de conscience. Disons que, au dĂ©but des annĂ©es 80, des idĂ©es musicales me sont venues, qui me semblaient avoir plus dâauthenticitĂ© et de profondeur et avec lesquelles je pouvais parfaitement mâidentifier. Depuis cette Ă©poque, le chemin musical que je devais suivre Ă©tait clairement tracĂ© pour moi, mĂȘme si jâai pu en parallĂšle jouer ponctuellement avec des musiciens plus proches du jazz.
Si je devais faire une profession de foi dans ce domaine, je dirais que la musique de jazz porte en elle des valeurs qui me semblent essentielles aujourdâhui. En particulier, elle illustre la capacitĂ© extraordinaire de mĂ©tissage culturel que peut porter la musique. Au XXĂš siĂšcle, le jazz a remis au premier plan des valeurs musicales fondamentales qui Ă©taient alors quelque peu dĂ©laissĂ©es dans la musique occidentale : lâimprovisation, bien sĂ»r, mais aussi lâimportance de la pulsation rythmique, lâimportance de lâoralitĂ© dans lâapprentissage et dans la mĂ©morisation de la musique et aussi, et câest moins souvent perçu, une façon diffĂ©rente dâorganiser le langage musical.
En ce sens, la conscience de ces valeurs est bien prĂ©sente chez moi. Mais je me sens avant tout compositeur. Et jâestime quâavant dâimproviser sur une musique, il doit en prĂ©exister une image nette : dans lâesprit du compositeur dâabord et dans lâesprit des interprĂštes ensuite. Câest essentiel si lâon veut espĂ©rer toucher un auditoire.
